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Image : ABE Masanao, Nuage en capuchon sur le mont Fuji, 1er mars 1934, 10h09, tirage argentique, (C) Musée de l’Université de Tokyo (UMUT)

Nimbographies contemporaines – Mesurer, enregistrer, représenter et rêver les nuages

Mardi 12 novembre 2019, 10h30-17h

École normale supérieure, Salle Jaurès

45 rue d’Ulm, 75005 Paris

La parution en 1896 du premier Atlas international des nuages marque un tournant historique dans la représentation du ciel. Les techniques alors récentes de photographie en couleur sont mises à contribution pour identifier, analyser et classer tous les types de nuages. Le but en est d’immobiliser des formes par essence mouvantes, en vue d’établir une nimbologie commune, à l’échelle mondiale.

Cent-vingt ans plus tard, la visualisation en temps réel des phénomènes météorologiques est généralisée. Celle-ci sert non seulement à affiner les prédictions des spécialistes, mais elle irrigue également les modes de représentation — photographique, cinématographique, artistique — du ciel, comme l’attestent l’intérêt renouvelé pour la représentation des nuages et leur omniprésence dans les champs artistiques contemporains.

La journée d’étude réunira des spécialistes de diverses disciplines en vue d’élucider les transferts de ces modes de représentation, depuis leur origine scientifique (la météorologie) et technique (les débuts de la photographie et de la cinématographie appliquées à l’observation du ciel) jusqu’à leur application esthétique aujourd’hui. Les techniques de mesure et d’enregistrement des nuages élaborées par les météorologues modernes seront analysées dans leur portée aussi bien théorique que poétique. Le développement des techniques photographiques et filmiques au contact de la météorologie sera par ailleurs apprécié d’un point de vue historique, afin d’établir comment celles-ci ont forgé notre représentation contemporaine du ciel mouvant comme champ de courants atmosphériques invisibles, doués d’une énergie propre, et comme paysage infiniment mouvant aux ressources esthétiques inépuisables.

Les interventions seront ponctuées de projections d’une sélection de films et de documents autour de cette thématique. Cette sélection inclut notamment les archives filmiques du météorologue japonais Abe Masanao (1891-1966), conservées par le Musée de l’Université de Tokyo, et qui viennent d’être numérisées dans leur intégralité.

Interventions (par ordre alphabétique)

Marcelline Delbecq, Un cercle de nuages, planant

Prenant comme point de départ le corpus photographique et filmique accumulé à partir de 1926 par le météorologue japonais Abe Masanao depuis son observatoire au pied du Mont Fuji, Un cercle de nuages, planant développe à voix haute et en images un fil de pensée croisant documents photographiques et pensée bouddhique, cosmogonie inquiète et questionnement poétique. Ensemble ils dessinent, quelque part dans l’air qui donne son souffle à la voix, une histoire singulière des nuages surplombant les mouvements du monde. Entre présence et disparition.

Depuis quand et jusqu’à quel point les nuages donnent-ils matière à rêver ? Que peut-on y lire d’un futur incertain ? Quelle place ont-ils dans un quotidien où nous oublions de les regarder ? Combien d’entre eux portent des noms qu’ils ignorent se transmettre ? Entre statisme et mouvement, pérennité et éphémère, incarnant pour certain.e.s l’éveil cosmique comme pour d’autres l’obscurcissement de la pensée, le nuage s’est fondu dans l’histoire des représentations depuis la nuit des temps. Il suscite l’émotion au cinéma, pose en droit la question de sa gouvernance, voile tour à tour soleil ou lune. Et c’est avec l’appui de documents glanés tant dans l’histoire des images qu’au hasard de textes savants qu’Un cercle de nuages, planant — titre-image emprunté à une note non datée des Derniers cahiers de Kafka — offrira dans une grande simplicité la possibilité d’une expérience qui doit tout aux nuages.

Elie During, Nébuleuses : théorie du nuage généralisée

La vision des nuages est une question d’échelle et de cadrage (Equivalent, la série de Stieglitz, en offre la démonstration), mais tout autant une question de vitesse relative. Les bancs de nuages qui nimbent la planète (qu’il s’agisse de la Terre ou de Jupiter) partagent en principe son mouvement rotatoire : c’est bien pourquoi nous les percevons, dans les conditions habituelles, comme des éléments du paysage se déformant au gré des vents, et non comme des objets astronomiques qui se déplaceraient dans le ciel comme la Lune et les étoiles. Le passage à la vue orbitale livre une tout autre image, que la pratique du voyage en ballon et le motif romantique et alpin de la « mer de nuages » faisaient déjà pressentir. À une échelle interstellaire enfin, la considération des nébuleuses suggère une théorie du nuage généralisée. Dès la fin du 19e siècle, la photographie astronomique a cherché à documenter ces amas de poussière d’étoiles que Kant décrivait comme des « univers-îles ». Henry Draper photographie la nébuleuse d’Orion en 1880. À peu près au même moment, un jeune philosophe, Henri Bergson, s’intéresse à ce phénomène qu’il envisage naturellement « en durée » : si la rêverie des nuages conduit à relativiser l’idée de forme au fait primitif d’une continuité de déformation, la vision des nébuleuses suggère volontiers des systèmes planétaires en formation. Au-delà de leur signification cosmologique, Bergson en retient une image de pensée capable à ses yeux d’exprimer le caractère essentiellement vague du virtuel en voie de condensation. Je suivrai certains développements de ce thème iconographique et philosophique jusqu’aux réflexions de Bachelard sur l’imagination aérienne et l’apesanteur.

Luce Lebart, Les archives du ciel

Peint vers 1430, le ciel dégradé d’une Crucifixion du flamand Jan van Eyck regorge de nuages aux formes variées. Individualisés, les contours de ces petits cumulus et cirrus sont bien délimités, à la façon des feuillages, des visages ou encore des bijoux que le peintre rend avec une précision microscopique. 400 ans avant que Luke Howard ne donne leurs noms aux nuages, le peintre a ici accompli le tour de force d’inventer par l’image des formes qui sont alors sans mots pour les décrire, sans noms… Avec une acuité d’observation inédite, Van Eyck représente des « types » de nuages n’existant pas individuellement dans le langage verbal ; ces derniers sont alors surtout comparés… à des formes d’animaux notamment… 450 ans plus tard, lorsque l’on cherche à édifier une classification internationale des nuages, c’est afin de « s’entendre sur les mots ». Prononcé lors du premier congrès international de Météorologie en 1973, l’appel à photographier les nuages du suédois Hildebrand Hildebrandsson marque le début d’une production massive de photographies de nuages à laquelle se dédient de nombreux observateurs du monde entier. A ces études de nuages s’ajoutent celle réalisées pour les peintres et les photographes eux-mêmes. Les études de nuages se ressemblent et ne se ressemblent pas. C’est un voyage dans ces nuages de gélatine que l’on proposera, depuis les ciels blancs et décriés des débuts de la photographie jusqu’aux nuages nocturnes et inversés des Equivalents d’Alfred Stieglitz.

Kei Osawa, Les nuages comme système : la « Cloud Camera » de Robin Hill au Japon

En 1923, le projet météorologique International Survey of the Sky initié en Grande-Bretagne renouvelle la méthodologie de l’observation des nuages. Jusqu’alors tenus pour des phénomènes individuels, les nuages sont désormais vus comme des éléments interdépendants du ciel considéré comme un système cohérent. Afin de rendre compte de cette révolution, un nouvel outillage technique est élaboré : des appareils photographiques dotés de lentilles hémisphériques sont conçus pour saisir le ciel tout entier en une seule image, le plus connu d’entre eux étant la Cloud Camera de Robin Hill. Le météorologue japonais Abe Masanao fut un utilisateur précoce de ce dispositif dans ses observations de nuages sur le mont Fuji.

Anouschka Vasak, Nimbographic Stories

On pourrait tenter une histoire de la « nimbographie » : non pas la peinture de nuages, ni même le dessin de nuage, mais son écriture, ou son graphe. On s’arrêtera spécialement sur un moment, entre Lumières et romantisme, où le nuage, au sens météorologique et non pas signe du sacré, fait l’objet d’une écriture : double représentation, en noir et blanc, dessinée et écrite – car inscrite dans un essai. C’est le moment d’Alexander Cozens (A New Method of Landscape, 1785), Luke Howard (On the Modifications of Clouds, 1803) et Goethe (Wolkengestalt nach Howard (1820). Tous apportent une manière de réponse à la question que Ruskin posera plus tard : « How is a cloud outlined ? ». Mais où est la couleur dans cette histoire ?

Responsables

Marcelline Delbecq

Artiste, auteure et doctorante SACRe/PSL à l’Ecole Normale Supérieure Ulm sous la direction d’Antoine de Baecque. Après des études de photographie, d’art et de critique d’art aux Etats-Unis et en France, sa pratique s’est peu à peu éloignée de la production plastique en tant que telle pour se concentrer sur la potentialité de l’écriture à faire image. Elle contribue régulièrement à des revues et publications (dont la revue de cinéma Trafic, P.O.L). Elle a également publié plusieurs livres dont Camera, Ugly Duckling Presse, New York, 2019, Beyond Sound, entretien avec Pascale Cassagnau, Daviet-Théry éditeur, 2018, Dialogue, avec Ellie Ga, Shelter Press, 2017, Oublier, voir ed. Manuella et Fondation Cartier, septembre 2015, Camera, ed. Manucius, mai 2015, Silence trompeur, ed. Manuella, 2015.

Kei Osawa

Ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure, chercheur en Histoire de l’art et en Esthétique au Musée de l’Université de Tokyo depuis 2008. Outre ses recherches sur les avant-gardes japonaises d’après-guerre, il travaille sur les Sound Studies, et sur les débuts du film scientifique au Japon. Il a organisé de nombreuses expositions, à l’Intermediatheque du Musée de l’Université de Tokyo et ailleurs, sur les rapports entre Arts et Sciences.

Intervenant.e.s

Elie During

Agrégé de philosophie et ancien élève de l’École normale supérieure. Maître de conférences à l’Université Paris Nanterre, il enseigne également à l’École des Beaux-arts de Paris. Ses recherches portent sur les figures contemporaines de l’espace-temps et de la simultanéité, au croisement de la métaphysique, de l’art et de la science. Parmi ses publications : Faux raccords : la coexistence des images (Actes Sud, 2010), des contributions à l’édition critique des œuvres de Bergson aux Presses universitaires de France (Durée et Simultanéité : à propos de la théorie d’Einstein, 2009 ; Le Souvenir du présent et la fausse reconnaissance, 2012), ainsi qu’une présentation de Paul Langevin, Le Paradoxe des jumeaux : deux conférences sur la relativité (Presses universitaires de Paris Nanterre, 2016). Avec E. Alloa, il a dirigé Choses en soi : métaphysique du réalisme (PUF, 2018).

Luce Lebart

Luce Lebart est historienne de la photographie et commissaire d’exposition pour la collection Archive of Modern Conflict (AMC) basée entre Londres et Toronto. Elle s’intéresse aux archives photographiques : images scientifiques, documentaires et expérimentales réalisées ou rassemblées sans intention artistique, en particulier dans des cadres institutionnels. C’est dans ce contexte qu’elle s’est intéressée aux « Archives du ciel » en publiant notamment dans la revue de la Société météorologique de France comme dans Etudes photographiques et Pour la Science. Son intérêt pour les rôles de l’image dans l’élaboration d‘une classification internationale des nuages l’a amenée à s’intéresser à l’histoire du classement même des images. Coédité par le CNRS et RVB-BOOKS, son dernier livre, Inventions (1915-1938) accompagne l’exposition sur les archives du CNRS (La saga des inventions : du masque à gaz à la machine à laver), qu’elle a présenté cet été 2019 au festival Les Rencontres d’Arles. Elle prépare actuellement avec AMC, une exposition sur les nuages qui ouvrira à Vancouver en été 2020.

Anouchka Vasak

Ancienne élève de l’ENS, auteure d’une thèse intitulée « Météorologies. Discours sur le ciel et le climat, des Lumières au romantisme » (Champion, 2007), Anouchka Vasak a creusé avec d’autres le sillon météorologique, à la frontière de la littérature, de l’histoire des sciences et de l’histoire de l’art. Elle a notamment édité en anglais et en français l’essai de Luke Howard, inventeur en 1803 de la classification des nuages, « On the Modifications of clouds » (Sur les Modifications des nuages, Hermann, 2012). Elle co-anime à l’EHESS (Paris) le réseau « perception du climat » et travaille en histoire du climat avec Emmanuel Le Roy Ladurie (« Trente-trois questions sur l’histoire du climat », Fayard, 2010 ; « Les Fluctuations du climat », Fayard, 2011, avec Daniel Rousseau et ELRL). Spécialiste des Lumières tardives, elle a dirigé également le volume « Entre deux eaux, les secondes Lumières et leurs ambiguïtés » (Le Manuscrit, 2012). Elle codirige aux côtés de Thierry Belleguic la collection Météos aux éditions Hermann.

Avec le soutien du laboratoire SACRe (EA 7410) de l’Université PSL et de la Japan Society for the Promotion of Science (JSPS).

Événement associé

Conférence de Kei Osawa : La cinématographie des nuages : le physicien et météorologue japonais Masanao Abe

Vendredi 8 novembre 2019, 14h30-16h30

Cinémathèque française, Salle Georges Franju

51 rue de Bercy, 75012 Paris

https://www.cinematheque.fr/seance/32385.html